La vaccination est en cours afin de protéger nos anciens et les personnes les plus vulnérables dans leur
santé. Nous vivons donc l'évènement de la pandémie en temps réel. La pandémie est apparue comme
événement au sens conceptuel du mot événement, c'est-à-dire comme quelque chose qui surgit, fait
irruption, un exceptionnel qui vient arrêter le déroulement organisé de nos vies d'avant. La pandémie
depuis son apparition semble en effet être restée avant tout l'urgence vitale, cet événement qu'est la
menace qui plane sur la vie des uns et des autres. Une urgence vitale qui fait effraction dans notre
organisation collective d'avant, non pas seulement parce que le virus peut être un danger de mort, mais
parce que ce danger de mort, pour ceux qui consciemment en supportent l'idée, est une menace
généralisée, or nous n'imaginions pas un danger collectif sur nos vies.
Ce qui est à remarquer à présent, c'est que nous semblons ne pas sortir du temps réel de cet événement ou
urgence vitale. Vivre le temps réel de cette menace , c'est être dans cette consience que la vie n'est pas un
fait qui perdure. Auparavant, dans leurs quotidiens, nombreuses étaient les personnes qui vivaient avec
cette idée que leur « être en vie » était un fait, une donnée assurée jusqu'au soir et encore après, et bien
plus loin, et pendant des années... Le temps réel de l'évènement de la pandémie nous fait au moins
ressentir intuitivement (pour les plus résistants à l'accepter) que non ! Notre vie nous apparaît enfin dans
ce qu'elle est : le risque du basculement dans son contraire. Ce cœur qui pourrait s'arrêter. C'est ce que
nous avons vécu lorsque nous avons pris connaissance devant un reportage des conditions de lutte et de
survie des malades hospitalisés. On a saisit au moment même, en direct, que la vie n'est pas un fait (une
donnée qui va rester), qu'elle est essentiellement une condition menacée sans cesse par son interruption.
C'est ce temps réel de la menace à l'encontre de nos vies dont nous avons déjà fait l'expérience quand les
médias nous ont permis d'être témoins en direct d'un avion qui rentre dans une tour ou d'une petite fille
qui s'éteind lentement faute de pouvoir être secourue. Depuis nous ne vivons que la généralisation de ce
présent du danger (la maladie qui s'étend plus vite que nos moyens de la guérir), nous ne vivons que
l'exceptionnel du temps réel du virus menaçant, une extension de l'urgence, car nous n'envisagions pas
nos vies si fragiles. Nous les imaginions parties pour plusieurs années comme si cela allait de soi. La prise
de consience exceptionnelle que notre vie peut s'arrêter plus tôt que prévu, nous amène au vaccin.
Mais nous oublions peut-être qu'il y a d'autres dimensions du temps dans la pandémie. Il n'y pas que la
durée réelle de la vie qui peut basculer en son contraire. Il y a aussi « la durée subjective » de cette
impression d'être tous interdits d'actions (à moins de ne pas respecter les règles de protection qui nous
sont demandées). Tout peut arriver, le virus peut être ici ou là, donc « on ne peut rien faire » entendons-
nous autour de nous.
A ce moment-là nous ne vivons pas le danger réel du basculement de la vie en son contraire, mais nous
vivons l'incertitude de ne pas en voir la fin : nous vivons dans l'instant. Le virus actuel, quelques soient
ses formes, déclenche une maladie « critique » qui dure. Une maladie dite « critique » est le contraire de
celle dite « chronique », car elle ne parvient pas à devenir «contenue, encerclée, limitée dans ses effets
graves (des morts évitables en principes mais inévitables en fait). C'est alors une conscience subjective
douloureuse du temps que nous avons de la pandémie : cela n'en finit pas. Ici notre incertitude porte sur le
savoir, sur ce que l'on sait ou pas de ce qui nous arrive. C'est le rapport au monde et le rapport entre les
êtres humains qui sont affectés. Toute société est fondée sur le partage humain de l'action et de la
confance dans l'avenir, la promesse d'un avenir non pas idéal ou heureux, mais un avenir où chacun
pourra trouver le moyen d'avancer. Par conséquent, l'expérience subjective douloureuse de ce temps où
nous avons l'impression de ne rien pouvoir faire, comme un instant qui s'éternise (dans la concience de
l'instant on est dans l'attente de ce qui va suivre) est donc bien plus profond que seulement l'impossibilité
de sortir à 10 km pour retrouver ses amis, ou l'impossibilité de s'apaiser en allant au restaurant, au
cinéma....La certitude subjective partagée par beaucoup, cette certitude de l'impossibilité de « faire », est
l'indice de quelque chose de plus fondamental ; à savoir que la priorisation des urgences médicales
méconnait l'urgence de « ceux en devenir », les plus jeunes. Urgence qui elle relève d'un autre temps :
celui chez chaque individu de la conscience personnelle de ses efforts pour aboutir à un résultat. Le temps
crucial de se voir avancer dans ses tentatives, le temps nécessaire de se voir, en actes, progresser par soi-
même, créer par soi-même ses propres tentatives ou expériences.
C'est concrètement les écoliers qui ont besoin de temps, les apprentis, les étudiants qui ont besoin de
temps, les jeunes professionnels en formations qui ont besoin du temps du stage et ce temps n'est pas le
temps réel de l'évènement qu'est la maladie. Si le vaccin qui secoure les plus vulnérables débouche sur un
carnet de vaccination qui autorise les personnes vaccinées à accéder à certains lieux, ce ne sont pas ceux
en devenir qui y accèderont. Leurs efforts vont donc buter, inéfficaces, devant l'absence d'un carnet de
vaccination pour eux, puisqu'ils ne sont pas assez vulnérables pour obteir un vaccin.
Comment vont-ils vivre alors cette invertion des priorités ? Ils la comprendront, puisque l'on peut
l'expliquer, mais comment la vivre sans fracture sociale entre générations ? Le carnet de santé n'est que
l'illustration la plus proche, mais d'autres illustrations vont venir à jour immédiatement après : la
formation des apprentis trop interrompue pour qu'ils se sentent à la hauteur, les diplômes des étudiants
dont bon nombre commencent à pressentir qu'ils leur seront donnés et qu'ils ne représenteront ni un
parcourt de l'effort ni la validation d'un savoir. Que dire des écoliers et collégiens qui avaient surtout
besoin de l'in-interruption des exercices des enseignements pour avoir une chance de résorber, ou tout au
moins de diminuer, leurs difficultés d'apprentissage ? Des régressions pour ceux qui devaient s'inscrire
dans le temps subjectivf de leur progression nécessaire.
Il ne s'agit pas de remettre en cause ce qui ne peut l'être, à savoir l'engagement d'une société civile et
politique à secourir ceux pris dans le temps réel de la pandémie. En revanche il faut sans doute, dès à
présent, réflechir dans nos foyers, à présenter à « ceux en devenir » une attention commune comme
fondement fort des obligations politiques et du contrat social, afin de leur permette de supporter les
conséquences qui vont jouer sur leurs avenirs en limitant leurs possibles. Il serait certainement très
dangeureux de ne pas quitter des yeux le temps réel de la pandémie et d'ignorer ainsi le risque de
l'apparition d'une nouvelle opposition : celle de la cause des plus vulnérables contre celle de ceux à qui on
demande la lourde tâche de prendre la relève en rendant presque impossible les conditions de leurs
efforts..
Les psychanalystes formés le savent, l'expression « thérapie analytique » renvoie à l'effort de repasser par
le temps réel d'un événement passé douloureux, pour le revivre autrement (et modifier la perception
affective de ses conséquences ) grâce à un autre usage de cet événement dans les relations au monde et
aux autres.
La noblesse du champ politique résidant avant tout dans la recherche d'un fondement collectif de
l'attention à l'autre et aux autres, pour aller au-delà du seul principe égalitaire par défaut, formel et
intenable (la juste priorité accordée aux plus vulnérables une fois de plus), ces notions vont peut-être
ressurgir prochainement dans l'information publique . Mais c'est à chacun de nous, concrètement, d'y
former nos plus jeunes pour que leur future amertume prenne un autre sens...
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