« Nous ne pouvons rien faire, ni voir personne ! », « Le vaccin va enfin nous permettre de recontrer à
nouveau les autres ! ». Deux phrases clefs qui circulent sans cesse. Pourtant, combien de personnes sont
réellement concernées par le fait de ne voir personne ? Les personnes en télé-travail qui vivent seule et
sans enfants, oui ! Les couples en télé-travail qui ne s'entendent plus, oui ! Car il faut au moins être
bloqué chez soi en télé-travail, pour ne pas convenir de se re-voir, à moins de 10km, en journées entre
8h00 et 18h30 !
Pourtant les personnes qui souffrent réèllement de ne voir personne sont bien plus nombreuses que celles
indiquées. Alors qui d'autres ? Les jeunes retraités, libres en journée, valides, mobiles, qui malgré de
nombreux appels téléphoniques ne parviennent pas à convaincre leurs connaissances de sortir et de se re-
voir. La crainte du Covid explique leur refus, certainement, mais pas seulement. Des professionnels qui
sont très peu en télé-travail, qui donc se rendent dans leur espace collectif professionnel auprès de leurs
collègues, au contact de leurs clients, expriment ressentir aussi une une solitude du lien. Des couples qui
s'entendent, le manifestent aussi, ils sont libres de sortir, et pourtant ils ne sortent pas, faute d'avoir l'envie
de...
C'est pourquoi nous devons nous interroger afin de savoir de quoi nous parlons vraiment, avant que la
levée du couvre-feu nous fasse oublier ce dont on peut avoir consience à travers ces réactions. Nous
pouvons cette fois-ci avoir conscience de notre problème, partagé par d'autres, dans ce contexte particulier
qui nous le fait ressentir.
Nous parlons du manque de lien, certes, mais comment, de quelles manières, en manquons-nous ? Quelles
places avons-nous données, ou pas, aux autres dans nos vies, pour que la possibilité de les voir de 8h00 à
18h30, nous donne l'impression de ne pas pouvoir les voir ? Physiquement on peut les voir, nous pouvons
être en présentiel (quand nous ne sommes pas retenu par un télé-travail seul chez soi), mais ils n'en font
pas la démarche ou nous-mêmes n'en faisons pas la démarche. Comme si la réalité du présentiel, l'autre à
voir, l'autre à entendre, l'autre à toucher, ne nous interessait plus autant, alors qu'au début du confinement
nous avons entendu les plainte causées par la soudaineté de l'interdiction des rencontres physiques.
Quand nous ne sommes pas dans un contexte sanitaire, quand nous avons beaucoup d'occasions d'être en
relation avec les autres, malgré tout, nous ne voyons pas les autres tels qu'ils sont mais à partir de ce que
nous sommes ou plus exactement à partir de ce que nous avons l'habitude d'être. Nous voyons que ce que
nous sommes préparés à voir, de la manière dont nous avons l'habitude de voir. L'autre n'est jamais livré
au regard. Et ce, y compris si l'autre est un proche. Avoir l'autre sous le regard n'est pas savoir ce que
l'autre est et vit. On peut alors aisément comprendre que ces autres que l'on ne voit plus, brutalement
(contexte sanitaire oblige) nous en avons manqués au début du temps de la privation. Tellement habitués
que nous sommes à nous attendre à les voir tels qu'on les imagine, ne plus les voir rompait avec nos
habitudes de s'attendre à les voir. Par la suite, ils nous ont bien moins manqués, puisqu'il nous reste en
mémoire d'eux des perceptions, les nôtres et non la particularté de ce qu'ils sont vraiment intérieuement.
Quand on a aujourd'hui le sentiment de ne pouvoir voir personne, ce n'est pas une impossibilité à lettre
dont on parle, mais on exprime confusément, cette impression de ne pas avoir vraiment été en contact
avec les autres avant cette crise.
L'autre occupait notre temps, mais ce qu'il est n'a pas été assez appréhendé avant et nous fait défaut
maintenant comme moteur pour aller le retrouver. Si le regard est bien l'un des moyens par lequel nous
percevons l'autre, regarder n'équivaut pourtant pas à une simple saisie par le sens de la vue. Voir l'autre
n'équivaut pas à l'évaluer et encore moins à l'évaluer sur l'impression qu'il nous donne à partir de son
apparence. Par conséquent, voir un être humain, si c'est ne pas le limiter ni le réduire jamais à ce qu'il
nous montre, c'est aussi d'emblée prendre conscience du fait que au-delà de ce qui se présente, ce qui le
constitue s'y dérobe sans pour autant cesser d'être là (Cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la
perception). Garder à l'esprit cette conscience que l'autre est toujours au-delà de ce que nous en voyons,
donne envie d'aller à la renontre de l'autre puisqu'il y a encore quelque chose à appréhender. L'avoir sous
les yeux est possible, mais tout ne nous y est pas dévoilé. Toutes les dimensions de la personne sont là,
devant moi, mais elles m'échappent.
Notre empressement à dire « on ne peut voir personne », « le contexte ne favorise pas les rencontres »,
« si on ne peut faire aucune activité avec les autres, on est empêché de les voir », peut alors s'expliquer.
Même si nous avons une amplitude horaire pour nous voir, du fait que nous nous sommes fabriqués
l'illusion de la connaissance de l'autre par ce que nous avions vu et entendu de lui, nous avons la
désagréable surprise de ressentir que nos souvenirs de lui ne nous permettent pas de nous sentir en lien.
Plus étonnant encore, notre absence de motivation à nous revoir quand les horaires le permettent. Moins
on se voit moins, moins on a l'élan de se voir. L'explication à cela n'est pas à chercher du côté d'une
regression causée par le fait de rester chez soi plus souvent qu'avant. Rester chez nous ne provoque pas
une regression au sens psychanalytique du terme car une regression est un retour affectif à un stade
antérieur de notre développement. Ce stade nous y restons du fait qu'il nous procure une sécurité, un
contentement. Ors dans nos plaintes nous ne sommes pas contentés par cette absence de rencontre. Le
paradoxe de souffrir en même temps du manque de liens aux autres et de l'absence d'envie de se voir dans
les délais largement autorisés, s'explique bien mieux par le fait que nos précédentes expériences en
présentiel nous ont fait râter la rencontre de l'autre et que c'est malheureusement cette rencontre à
renouveller qui aurait dû aujourd'hui nous donner l'élan coûte que coûte d'organiser des retrouvailles dans
les heures imparties. Nos perceptions-souvenirs de l'autre, à la fois nous laisse un vide de la rencontre, un
vide dont nous n'avions pas conscience lorsque nous pouvions re-confirmer nos perceptions par le
présentiel, et à la fois causent une absence de stimulation, une absence d'envie d'y retoutner si nous ne
comprenons pas qu'il est bien au-delà de nos perceptions.
Si un premier article avait mis en évidence la chance que nous a donnée le virus du Covid de faire
consciemment attention à l'autre, aujourd'hui que le vaccin est vécu comme un droit de re-voir l'autre,
essayons de nous donner la chance de le rencontrer bien plus que de le voir.
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