Après deux ans et demi d'investigations et de vérifications, la Commission Indépendante sur les Abus
Sexuels dans l'Eglise (la CIASE), qui avait débuté le 8 février 2019, a pris fin cette année et a pu donc rendre
publics ses résultats le 5 octobre 2021. Les chiffres ont engendré une vive inquiétude chez tous ceux qui ont pris le
temps de les consulter dans leur accès, volontairement rendu libre, sur internet.
Assurément il ne faut pas en rester à la sidération et à sa suite laisser libre court à la colère ou
l'indignation. C'est toujours le risque auquel nous sommes confrontés lorsque nous avons prenons conscience
soudain de maltraitances et d'abus imposés aux enfants.
Cependant il est absolument certain que ce n'est ni la colère ni le mépris qui permettront de déceler de manière
anticipée un futur passage à l'acte chez un séminariste futur prêtre, chez un prêtre ordonné et chez un religieux
ayant d'autres responsabilités dans la hiérarchie de l'Eglise. Incriminer violemment et fustiger un auteur de
pédophilie et ici plusieurs membres de l'Eglise, est une perte de temps, puisque ce qui est à mettre en place est la
reconnaissance du fonctionnement de ces personnes afin de prévenir, d'anticiper et donc d'empêcher les actes vers
lesquels elles cheminent.
Anticiper, pour des professionnels de la santé mentale spécialisés dans les agressions sexuelles et
spécialement celles de la pédophilie, cela veut dire savoir comment se construit dans la tête l'approche sexuelle de
l'enfant et pourquoi la dynamique de cette construction mentale devient de plus en plus irrépressible chez celui qui
est concerné. Ce n'est pas tous les psy qui peuvent répondre d'une spécialisation sur la reconnaissance et la prise en
charge des agressions sexuelles et spécialement de la pédophilie. Il faut un doctorat de recherche sur l'ensemble des
étapes par lesquelles, l'enfant, l'adolescent et le futur adulte passera pour devenir, presque malgré lui, pédophile.Puis
il faut être passé par une formation thérapeutique au sein des établissements spécialisés dans les prises en charge de
ces personnes. Lorsque l'on dispose de ce parcours professionnel, on peut vraiment répondre aux questions
suivantes : Comment le devient-on ? Comment être accompagné thérapeutiquement efficacement pour avoir une
chance de s'en sortir ?
Pour un professionnel de la santé mental qui dispose d'une formation sur les spécificités de l'évolution
et de la construction mentale du pédophile, répondre à la première question c'est d'emblée devoir expliquer que la
réponse n' a rien à voir avec le problème de la privation sexuelle, de la retenue sexuelle et donc de la chasteté
imposée aux séminaristes, puis aux prêtres leur vies durant. Bon nombre de pédophiles sont mariés et ont une vie
sexuelles avec un ou une adulte. Bien comprendre comment on devient pédophile est donc une étape très très
importante pour ne pas se jeter sur des explications qui ne sont pas les bonnes et qui conduiraient vers des
récriminations hostiles inutiles pour l'anticipation des actes pédophiles et des thérapies possibles des acteurs. Par
conséquent il faut d'emblée prendre la voie de la demande d'explication.
Comment une personne risque-telle, parfois adolescente, mais le plus souvent adulte, de devenir
pédophile ? Depuis 70 ans maintenant, psychiatres et psychanalystes spécialisés sur les agressions sexuelles de la
pédophilie, publient sur les causes et les moyens de la prévenir. On sait que qu'il faut que deux étapes cruciales
soient ratées chez les moins de 10 ans pour qu'existe un risque avéré de devenir plus tard pédophile. De même on
sait les étapes que la personne concernée doit rencontrer sur son chemin de jeune adulte ou d'adulte confirmé pour
que le compte à rebours vers le futur passage à l'acte s'enclenche.
Quelles sont ces étapes qui ont lieu à des moments de la vie différents et qui sont toutes nécessaires
pour qu'advienne ultérieurement ce qui sera un fonctionnement pédophilique ?
Psychiatres-psychanalystes et psychanalystes spécialisés sur les agressions sexuelles des pédophiles
s'accordent sur le même point de départ : ce que l'on appelle la dépression primaire chez l'enfant de moins de 10
ans. Il ne s'agit pas ici d'entendre le mot « dépression » tel qu'il est utilisé autour de nous de manière stéréotypée et
galvaudée, lorsqu'on le réduit aux pleurs fréquentes, aux idées noires récurrentes et aux insomnies anxiogènes. La
« dépression primaire » qui ne peut toucher que les moins de 10 ans, ne se confond pas avec une « dépression
familière » chez l'enfant.
Elle indique l'état durable dans lequel se trouve l'enfant de moins de 10 ans, quand son environnement familiale,
parental, ne lui a pas permis de reconnaître ses émotions intérieures (joie, peine, colère, impatience, tristesse, peur,
etc.) comme étant les siennes, comme étant lui et quand ce même environnement ne lui a pas non plus permis de
bien vivre le fait que les autres soient Autres que lui (qu'ils aient d'autres pensées, d'autres sentiments, etc.).
Qu'est-ce que cela veut dire ? Contrairement à ce que l'on entend trop souvent, les adultes pédophiles
n'ont pas nécessairement été des enfants jadis abusés de la même manière dans leur enfance. De même un adulte
violent n'a pas nécessairement été un enfant frappé dans son enfance. Il y a toujours eu bien plus d'enfants qui ont
été abusés et violentés qu'il n'y a d'adultes acteurs de ces abus et de ces maltraitances , même si ces derniers sont
nombreux. Ce qui signifie que bon nombre d'enfants devenus adultes ne reproduiront aucune violence de celles
qu'ils ont vécues. Les rédacteurs de la CIASE pourraient certainement le confirmer par le biais des victimes adultes
qu'ils ont rencontrées et qui n'ont pas perpétué les violences subies plus jeunes. En revanche ce que les pédophiles
auront en commun 9 fois sur 10 dans leurs enfances, ce sont des mères dépressives dont aucun adulte (père ou
autre) n'a jamais pris le relais pendant leurs petites enfances. Une mère, quelque imparfaite qu'elle soit, si elle n'est
pas durablement dépressive lors de la petite enfance de son enfant, va lui parler de lui pendant des années (tu es
triste, tu es méchant, tu es content, tu es rapide, etc.) comme si elle était son double qui savait au moment opportun
ce que lui vivait et le lui renvoyait en miroir. Puis elle va progressivement le préparer à accepter qu'elle n'est pas ce
double, qu'elle n,'est pas son prolongement, qu'elle est distincte de lui, qu'elle est autre, qu'elle lui échappe sans qu'il
la perde pour autant. La mère du pédophile n'aura pas pu amener son enfant jusqu'à ces deux étapes absolument
constitutives, nécessaires, à un narcissisme primaire sans lequel aucune expérience d'identification de soi n'est
possible. Donc cet enfant privé d'un narcissisme saint, bon (puisque narcissisme ici est un vocabulaire professionnel
et non la désignation d'un nombrilisme) va découvrir l'altérité de sa mère et des autre qui l'entourent de manière
angoissante. Quand par a-coup elle sortira de sa dépression et qu'elle se dirigera vers lui pour leur témoigner enfin
quelque chose de sa demande affective à elle envers lui, il sera trop tard. L'enfant sans assise intérieure de lui-
même, incapable d'identifier ses émotions comme son foyer intérieur, comme son replis en lui-même, vivra cet
autre qui arrive vers lui, intentionnellement, comme menaçant, effrayant jusqu'à la panique. Au regard de son jeune
âge, son absence de narcissisme primaire ne lui laissera que peu de défense inconsciente possible : ou il rentrera
dans un processus morbide, ou il mettra en place, sans s'en rendre compte, un déni, le déni de l'altérité des autres.
L'enfant qui risque un jour d'évoluer vers un processus pédophilique est marqué par ces deux étapes et leur tragique
conséquence : l'absence de narcissisme primaire, l'angoisse de l'expérience de l'altérité des autres et le déni de cette
altérité. L'ensemble est ce que l'on appelle la dépression primaire chez l'enfant de moins de 10 ans.
Quel lien avec le désir sexuel pour des enfants, chez un adolescent, un adulte, un religieux pédophiles
? Quand ces enfants marqués grandissent, rien ne se modifie en eux, ni l'absence de narcissisme primaire, ni le déni
de l'altérité des autres. Ils ne sont déficients ni intellectuellement, ni socialement : ils décrochent des diplômes,
s'engagent professionnellement ou religieusement. Cependant, un basculement grave peut s'opérer si dans leurs
vies ils rencontrent quelque chose qui va leur donner l'impression très forte de leur parler d'eux. Le Dieu chrétien
peut être malheureusement l'exemple parfait de cette dernière étape. Pour une personne qui a eu une enfance, même
malheureuse, mais qui lui a permis d'avoir conscience de soi et d'accepter les autres dans leurs distinctions radicales
d'avec soi-même, aucun danger, ce Dieu sera réconfortant, tel un repère absolu et un chemin de foi. Mais pour ceux
qui sont restés avec les conséquences psychique d'une dépression primaire, vivre le Dieu des évangiles va être à la
fois une expérience trop fortement compensatrice et après coup traumatisante, que seul l'enfant lui permettra de
répéter sans terreur.
Les évangiles et en général le second testament, qui sont les textes fondateurs pour les religieux
chrétiens, présentent un Dieu-Amour, un Dieu qui s'adresse à, regarde et désigne les hommes : « tu es toi devant
Moi », « Tu es mon fils, tu es ma joie » (Evangile selon st Marc), « tu es en moi et moi en toi » (Evangile selon st
Jean). Le Tout-Autre est présenté pendant toutes les années d'études des séminaristes comme Celui qui parle à
l'homme de lui, Celui qui lui dit qu'Il le connaît puisqu'Il est son origine et que l'homme est à son image et à sa
ressemblance. Il est ainsi à l'homme « plus intime que l'intime de soi-même » (st Augustin). On comprend alors
facilement que les séminaristes marqués jadis par une dépression primaire, vont expérimenter pour la première fois
avec une force sans précédent, ce que le miroir maternel aurait dû leur permettre de vivre, plus tôt, avec une
intensité bien plus modérée. Cette prise de conscience de soi par et devant un Autre qui vous regarde, par et devant
un Autre qui échappe au déni dont son objet les autres personnes humaines, cette prise de conscience de soi dont les
religieux pédophiles parlent aux psychanalystes quand ils acceptent de se faire suivre en cabinet, est d'une telle
intensité qu'elle s'accompagne de réaction sexuelle. Mais très vite cette notion du Tout-Autre va aussi faire remonter
inconsciemment, ou consciemment, des expériences infantiles de terreur. Même si le séminariste continue son
chemin spirituel et théologique, il ne pourra plus réellement se tourner vers cet Autre qui lui a parlé de lui, pour
s'éprouver lui-même. Car à ce moment-là de sa vie, si il est suivi par un professionnel de santé, il exprimera auprès
de lui qu'il ignore pourquoi cette étape de conscience de soi devant Dieu si belle un temps, s'accompagne désormais
de terreur, de cauchemars où reviennent les souvenirs de sa mère qui dans son altérité effrayante, vient vers lui... Ce
Dieu-miroir-aimant, cette altérité divine qui ne peut manquer de finir par être vue comme Autre absolu, radical, ne
peut manquer dans le temps de réveiller le souvenir de cet Autre de jadis, cet Autre maternel qui a rendu nécessaire
dans l'enfance le déni de l'altérité en général.
Malgré tout, l'expérience vécue a été si révélatrice qu'il voudra la revivre et c'est de manière
élémentaire qu'à ses yeux la candeur imaginée de l'enfant lui apparaîtra comme ce qui lui parle de lui sans être un
Autre angoissant. C'est aussi pour cela que jamais pour les pédophiles la possibilité que l'enfant souffre, c'est-à-dire
avant tout qu'il soit différent de lui (qu'il vive mal les désirs de l'adulte, que les désirs de l'adulte ne soient pas les
siens et lui soient imposés), ne sera jamais concevable et jamais consciemment ils ne voudrons lui infliger la
moindre souffrance. Ils ne laisseront pas le choix à l'enfant de ce qu'ils veulent revivre avec lui, c'est vrai, mais dans
l'intention, ils voudront pour lui des gestes doux, bien que sexuels et ils lui demanderont des gestes doux bien que
sexuels.
Quand on a suivi des pédophiles en cabinet, leurs phrases orientées vers la même expérience, restent extrêmement
précieuses pour comprendre ce qui s'y joue, si on veut bien dépasser le choc de les entendre et de les lire : « l'enfant
est comme moi », « nous sommes très loin des autres », « l'enfant est le beau prolongement de moi », « avec
l'enfant je me vis moi sans ces terreurs nocturnes de mon enfance et les mots sont trop faibles pour décrire cette
expérience sans comparaison, d'ailleurs personne ne peut la comprendre en dehors de nous, même le mot « nous »
est en trop », « l'enfant, lui, me comprend et ne me menacera jamais, tellement il se fait l'écho de la douceur que
j'ai en moi » « l'enfant m'appartient pour toujours et sans contrainte car nous nous connaissons si bien »,
« comment vous parler, Madame, de tout ce que je perçois de moi en lui ? C'est comme si je ne pouvais jamais
assez m'approcher du reflet qu'il me propose, seul mon corps à son contact me dit que j'y suis arrivé, que je suis
bien lui, qu'il est bien moi ».
Expliquer en peu de lignes ce qui prend des années à se construire et expliquer en peu de mot la place
de la sollicitation sexuelle dans la recherche d'une expérience de soi à travers un petit autre qui n'est plus vraiment
autre, n'est pas simple voire insatisfaisant. Espérons que des demandes de compréhension des processus
pédophiliques feront jour dans les espaces sociaux de rencontres, afin que les professionnels que nous sommes
puissions en parler plus longuement sans difficulté, afin que soit accepté la possibilité pour les séminaristes d'être
accompagnés par des professionnels de santé indépendants et enfin que les traces, déroutantes, spécifiques, que les
victimes portent à vie ne soient plus confondues avec celles des autres formes d'agressions sexuelles
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